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Six jours après le Jean Sobieski, un cargo écossais, le Baron Kirmaid, parvenait à appareiller de Saint-Jean-de-Luz à destination de la Grande-Bretagne. Une trentaine de soldats français avaient réussi à s’embarquer à son bord. Parmi eux quatre aspirants élèves officiers, les sergents Kuhner, Lamodière, de Kergolay, et Le Lac.

Joël Le Tac vient d’avoir vingt-deux ans. Les raisons qui le poussent à s’expatrier sont les mêmes que celles qui inspirèrent Bergé, mais ses réactions sont différentes. Il ne se sent pas responsable de la conduite de la guerre ; il a en lui une soif d’aventures, une fougue qui le précipitent vers l’action. Il vient lui aussi de traverser la France en diagonale, du nord-est au sud-ouest. Il appartient au 8e génie, unité au sein de laquelle il ne compte pas que des sympathies. « Tu es trop beau pour faire un bon soldat », lui ressassait son commandant de compagnie. Ce genre de brimade le laissait froid. Grand, souple, athlétique, un visage aux traits trop fins et trop réguliers et qui ne trouvait sa virilité que dans un regard clair et rusé, il se sentait à l’aise dans sa peau et s’amusait de sa réputation de don Juan parfaitement fondée.

Toujours calme et maître de lui, on percevait derrière une façade nonchalante une violence rentrée, une volonté solide.

Au camp d’Aintree où furent également parqués les passagers du Baron Kirmaid, Le Tac devait séjourner deux interminables semaines avant de connaître enfin son incroyable affectation : chef scout !

« Breton, ancien louveteau, ancien scout, ancien routier, grade de sergent, aspirant élève officier, quel con j’ai été de leur balancer tout ça ! »

ressassait-il dans le train qui le conduisait vers son poste, un camp perdu du nord du pays de Galles. « Chef scout ! Pourvu qu’ils ne nous fassent pas défiler dans Londres en short et chapeau pointu ! »

En fait, la troupe ne ressemblait à aucune autre. Elle était formée de jeunes gens qui tous étaient devenus des hommes en quelques heures. Bretons pour la majorité, ils venaient de l’île de Sein, du Finistère, des Côtes-du-Nord, de la Manche, du Calvados. La plupart d’entre eux avaient risqué leur vie pour gagner l’Angleterre. Tous allaient devenir des soldats de la France libre. Ils avaient entre quatorze et dix-huit ans.

Le 29 juillet, Le Tac rentre au camp après une marche forcée de vingt-quatre heures. Il est suivi de son troupeau d’adolescents harassés. Un grand sergent désinvolte l’attend, mâchant un cigare éteint.

« Tu es le sergent Le Tac ? Je suis Varnier. André Varnier, de la 1ere compagnie parachutiste de la France libre.

— Parachutiste ?

— Oui, sans parachutes, sans avions, sans hommes, mais parachutiste quand même. »

Varnier gasconne, il roule les « r », il est jovial et sanguin.

« Si on allait boire un coup au village, propose Le Tac, j’ai une moto. »

Dans le pub enfumé, Varnier explique :

« Je me promène aux frais de la princesse, car je suis chargé de recruter des volontaires. Je visite les camps français, le tien est sur la liste. Les gosses peuvent signer et nous rejoindre le jour de leurs dix-huit ans, enfin ceux que tu me désigneras, des solides, tu vois ce que je veux dire…

— Je vois, mais moi je suis majeur et volontaire. On trouverait sans peine à me remplacer ici.

— Ça paraît possible, Le Tac, je vais te faire signer ta demande. Dans un sens ça me plairait d’avoir un Breton dans ma compagnie. Jusqu’à présent, on est tous du Sud-Ouest.

— Vous êtes nombreux ?

— Deux. Le capitaine Bergé qui est d’Auch, et moi qui suis de Tarbes. Tu as des chances d’être le troisième… »

« L’Olympia, c’est en plein centre de Londres, tout le monde te renseignera », avait assuré Varnier. Mais Le Tac n’avait pas prévu ses ennuis d’embrayage. Sur la vieille Norton il hésite à s’arrêter, craignant de ne pouvoir repartir. Depuis Bangor, il a parcouru plus de trois cents kilomètres sans descendre de sa motocyclette. En pénétrant dans Londres il a relevé ses lunettes sur son front, laissant apparaître deux énormes traces blanchâtres sur la crasse qui couvre son visage.

Le bas de son pantalon de toile claire est maculé de taches brunes. Jamais il ne s’est senti aussi sale. La chance lui sourit. Deux officiers de l’Air français le dépassent en taxi ; il lui suffit de les suivre pour se retrouver devant l’Olympia.

« Pouvez-vous m’indiquer les locaux des parachutistes de la France libre ?

— Des parachutistes ?

Je savais même pas qu’il y en avait, sergent. Vous n’avez qu’à vous promener dans les étages, ça doit être marqué sur la porte. »

Il faut à Le Tac un bon quart d’heure de recherches et d’investigations pour trouver. Il frappe, entre, se présente à Bergé.

« Sergent Le Tac. Je viens me mettre à vos ordres, mon capitaine.

— Je suis heureux de vous voir, Le Tac. Vous avez traversé une mare de mazout ?

— Je m’excuse, mon capitaine, j’arrive du pays de Galles en moto, j’avais hâte de me présenter.

— C’est bon. Sur la liste des volontaires que je suis en train de recruter, vous êtes le troisième à avoir signé. Depuis, l’unité s’est agrandie, nous sommes huit. »

Les huit premiers parachutistes de la France libre étaient : le capitaine Georges Bergé, le lieutenant Petitlaurent, les sergents Varnier, Le Tac et Kuhner, le caporal-chef Joseph Renault, les soldats Henri Guétry et Roger Urbain.

Jusqu’à la fin du mois d’octobre 1940, Bergé et ses parachutistes demeurèrent à Londres. Leurs rangs grossissaient chaque jour, ils étaient maintenant une quarantaine à nager en plein artisanat. De cette période ne sont en fait sorties que deux choses concrètes : d’abord le premier insigne de l’unité – une croix de Lorraine rouge sur écusson et ailes d’argent surmontée d’un parachute bleu ciel ; ensuite, leur première coiffure – des calots bleus, taillés dans de vieilles capotes récupérées.

Livrés à eux-mêmes dans Londres, les parachutistes se laissaient vivre et attendaient les événements avec fatalisme, mais tandis que Le Tac et ses compagnons se constituaient un véritable harem, le capitaine Bergé faisait la connaissance d’une jeune fille attachée à l’état-major des Forces françaises libres, Éliane Legrand.

Présentés au cours d’une soirée, ce fut un coup de foudre mutuel. Moins d’une semaine plus tard, Bergé demandait à Éliane de l’épouser. Navrée la jeune fille expliqua son involontaire refus : « C’est impossible sans le consentement de ma mère, dit-elle confuse. Elle ne me pardonnerait jamais, et elle se trouve en France. »

La mère d’Éliane était une demoiselle de Boisboisselles, veuve de Franck Legrand, veuve en secondes noces de Lord Mac-Douglas-Lucas. Sous le nom de Mme Lucas, Lady Mac-Douglas-Lucas dirigeait à Paris le centre de la Croix-Rouge de la gare du Nord.

Bergé comprit la retenue d’Éliane, il décida de se fiancer et d’attendre.

Novembre 1940. Le colonel Archdale a été désigné comme agent de liaison entre l’état-major britannique et les volontaires parachutistes, et brusquement l’action se déclenche. Les camps d’entraînement se succèdent, en Angleterre du Nord et en Écosse.

Les hommes sont soumis à un entraînement physique surhumain, ils sont brisés par des marches de nuit, des missions fictives, d’interminables randonnées à la boussole à travers des terrains hostiles qui les mènent aux limites de leurs forces.

Ce sont des automates fourbus qui arrivent le 13 décembre au camp de Ringway, tout proche de Manchester.

Ils ignorent ce que signifie ce nouveau changement d’affectation. Ils le comprendront vite. Ringway est un terrain d’aviation. Six vieux Wellington-Bombers les attendent : ils vont enfin sauter en parachute.

Leur sixième saut, celui qui les consacre au rang de parachutiste, a lieu la veille de Noël. Ils sont une trentaine de Français et une trentaine d’Anglais. Les forces alliées possèdent enfin une unité de parachutistes brevetés : soixante hommes.

Entre les fêtes de Noël et du Jour de l’An, Bergé et son équipe sont transportés en pleine nuit vers une destination inconnue. On leur a simplement dit qu’il s’agissait de leur nouvelle base d’entraînement, qu’ils n’avaient à connaître ni son nom ni son lieu. Ce n’est qu’après la guerre qu’ils apprendront qu’il s’agissait d’Inchmery House, le château d’Edmond de Rothschild situé dans le New Forrest.

Là pendant deux mois, les hommes de Bergé sont soumis à une nouvelle forme d’activité : le sabotage, l’usage du plastic, le close-combat sous toutes ses formes. En ce qui concerne cette science dans laquelle tous les coups sont permis, les parachutistes se sont vus affecter deux experts. Ce sont deux géants, anciens sous-officiers spécialisés de la police de Shanghaï.

26 février 1941. Dans une vaste maison du Kent, quatre hommes sont rassemblés depuis plusieurs heures.

La nuit est déjà avancée, un sergent vient de pousser une table roulante sur laquelle sont disposés un plateau de thé et des sandwiches. Depuis l’après-midi de la veille, le général Gubbins confère avec le général Spiers, le colonel Archdale et un officier appartenant à l’Intelligence Service. Le bureau est immense. Plusieurs tables sont recouvertes de cartes ; des agrandissements photographiques géants sont épinglés sur des panneaux de bois montés sur trépied. Depuis le début de la réunion, l’homme de l’Intelligence Service tente de faire admettre à ses supérieurs l’authenticité de renseignements qui lui sont parvenus de France par le truchement d’un réseau polonais. C’est la première source d’information en provenance d’une zone occupée par l’ennemi. Il est question d’une escadrille de chasseurs spécialisés de la Luftwaffe, formée de techniciens de la navigation. La précision de cette unité est inimaginable. Il est évident qu’il a fallu plusieurs années pour entraîner des pilotes jouissant d’une telle sûreté.

Les missions de cette escadrille permettent des bombardements d’une exactitude catastrophique pour les Alliés. Précédant les bombardiers, les chasseurs allemands décollent de l’aérodrome de Vannes-Meucon. Ils lâchent des bombes incendiaires aux angles d’un quadrilatère dont le centre constitue l’objectif à atteindre. Les bombardiers qui suivent se repèrent sur les quatre incendies et n’ont plus qu’à frapper leur cible.

Le réseau polonais affirme que le soir des raids, les pilotes quittent Vannes par autocar pour gagner l’aéroport. Un commando léger pourrait donc tenter de s’attaquer au car entre Vannes et Meucon.

« Je ne peux pas être d’accord, c’est trop risqué, déclare Archdale pour la centième fois. La région est infestée d’Allemands. Nos parachutistes seront massacrés probablement avant même d’avoir touché le sol. C’est une mission suicide. »

Le général Spiers se décide à abattre son jeu : depuis des heures il pèse le pour et le contre, il comprend parfaitement les scrupules d’Archdale, mais l’homme du service de renseignements a exposé des arguments qui finalement l’emportent.

« Je pense, déclare-t-il calmement, qu’il faut tenter l’opération, même si elle n’a qu’une chance sur cent de réussir. Tôt ou tard, nous serons appelés à parachuter des agents chez l’ennemi. Il nous faudra créer des réseaux de renseignements, nous assurer des sympathies, trouver des refuges sûrs. Un jour ou l’autre ce problème reviendra fatalement sur le tapis et nous nous retrouverons alors devant les mêmes problèmes. Puisqu’aujourd’hui l’occasion se présente, nous devons tenter l’opération. »

Si bien que le 2 mars, au volant d’une anonyme voiture noire, le colonel Archdale roule sous une pluie battante en direction de Beaulieu Abbey. Il vient de passer Christchurch et longe le littoral. La mer étonnamment calme ne vit que par le crépitement de la pluie serrée qui la frappe. Pas un navire entre le continent et l’île de Wight.

Avant Beaulieu, Archdale s’engage dans un chemin de terre qui serpente sur la gauche de la route. Pendant deux kilomètres, il patauge et patine dans la boue avant de parvenir sur le gravier d’Intchmery House et de s’arrêter devant le perron de la lourde bâtisse.

Le colonel prend sa serviette. Elle contient un dossier qui porte une simple étiquette d’écolier sur laquelle on a tracé d’un coup de plume : « SECRET — OPERATION

SAVANNAH. »

Archdale a calculé son horaire pour arriver à l’heure du thé. Il est reçu par le responsable des lieux, le capitaine Appleyard. D’un pas vif il gagne son bureau après l’avoir prié de convoquer Bergé. Les deux officiers britanniques parlent le français sans difficulté, mais leurs propos sont légèrement teintés d’accent. C’est donc en français que les instructions de l’état-major sont transmises à Bergé.

Ces instructions consistent à faire sauter en parachute cinq de ses hommes au-dessus de la France occupée. Ils seront largués en civil dans un champ situé à deux kilomètres de la route Vannes-Meucon. L’objectif : anéantir un véhicule ennemi, ensuite être récupérés par un sous-marin trois semaines plus tard sur la plage de Saint-Gilles-Croix-de-Vie.

Bergé a écouté le colonel Archdale sans l’interrompre ; en silence il a étudié ses documents, puis calmement il a déclaré :

« Je ne veux même pas envisager les risques, mais votre mission comporte quatre-vingt-dix pour cent d’improvisation. Je considère ne pas avoir sous mes ordres un officier suffisamment mûr pour assumer une telle responsabilité. Avant de poursuivre cette discussion, je veux être sûr que je prendrai la direction du commando et que je choisirai les hommes qui m’accompagneront.

— Nous avions pensé que le lieutenant Petitlaurent…

— Petitlaurent en sera, mais pour me seconder.

— Je déplore de devoir risquer de vous perdre, Bergé, mais je suis habilité à vous donner mon accord. Transmettez-moi dans la soirée les noms des trois hommes supplémentaires qui vous accompagneront.

— Et de Gaulle ?

— Votre général va être mis au courant. Nos services sont en rapport constant. »

6 mars 1941. Dans le train qui roule vers Londres, Bergé songe à son choix. Petitlaurent. Il est officier, il était indispensable de le désigner. C’est un homme froid, habile, consciencieux.

Le sergent-chef Forman est une force de la nature, un homme solide sur lequel on peut compter en cas d’imprévu. Joseph Renault, le caporal-chef, est un peu une tête brûlée, mais il possède un don remarquable pour le bricolage, une étonnante habileté dans le maniement des explosifs.

Reste l’inconnu, l’homme qu’il a désigné par instinct, le sergent Joël Le Tac. Il agace Bergé par sa nonchalance affectée. Les trois autres ont laissé éclater leur enthousiasme à l’annonce de la mission, Le Tac a simplement déclaré : « À vos ordres, mon capitaine.

— Ça n’a pas l’air de vous emballer outre mesure, avait fait remarquer Bergé.

— J’essaierai de me montrer digne de votre confiance, mon capitaine. »

« C’est ce talent qu’il a d’éluder les réponses en usant de révérencieuses formules militaires qui m’exaspèrent, songe Bergé. Ce type est aussi froid et impénétrable qu’un zombie. Et puis, toutes ces histoires de femmes… »

À St. Stephen’s House, Bergé est reçu instantanément. De Gaulle le toise, méprisant.

« Je viens d’apprendre, monsieur, que vous vous étiez laissé acheter par les Anglais. Je vous prie de sortir et de ne jamais repasser cette porte. »

Bergé se décompose. Il bredouille :

« Mon général, il y a sûrement un malentendu.

— Aucun, monsieur. Sortez, je n’aime pas me répéter. »

Bergé sort sans comprendre. Il croise le général Gubbins et Archdale qui s’apprêtaient à entrer.

« Quelque chose vous chagrine ? interroge Archdale devant la mine du capitaine.

— Il vient de me foutre à la porte comme un malpropre.

— Je comprends, tranche Gubbins en souriant. Ne vous inquiétez pas. Attendez ici. »

Moins d’une minute plus tard, Gubbins entrouvre la porte et, d’un geste du doigt, fait signe à Bergé de les rejoindre. De Gaulle semble apaisé.

« Je vous prie de considérer comme nul l’incident dont vous venez d’être la victime, capitaine Bergé. Ainsi, vous retournez en France ? J’approuve le projet à un détail près. Vous et vos hommes accomplirez votre mission en uniforme. Le général Gubbins vient de m’en donner l’assurance.

— A vos ordres, mon général. »

Le soir même, Bergé et les Anglais décident de tricher. Le commando sautera en combinaison de l’armée de l’Air. Une fois à terre, ils enterreront les combinaisons avec leurs parachutes, se retrouvant ainsi en civil.

Camp de Ringway. 13 mars 1941. Le capitaine Appleyard transmet les ultimes instructions aux cinq hommes du commando. Ils se trouvent dans un local de bois sommaire, presque une baraque.

Un poêle central maintient une température élevée, dehors il gèle. Sur une planche de bois rectangulaire reposant sur des tréteaux, cinq tas de bricoles hétéroclites rassemblent tout ce que devront contenir les poches des parachutistes : une fausse carte d’identité, des lettres et des papiers fantaisistes, des clefs, un paquet de Gauloises entamé pour chaque homme. Appleyard distribue l’argent français : quatre mille francs pour Bergé, trois mille pour Petitlaurent, deux mille pour Le Tac et Forman, mille pour Renault.

« L’état-major a décidé de répartir l’argent selon vos grades respectifs », explique Appleyard.

Le Tac sourit et s’empare de la somme qui lui revient, dans un haussement d’épaules.

« Pas d’accord, Joël ?

questionne Appleyard.

— Si, bien sûr, c’est de l’excellente logique militaire. De toute façon, si nous sommes carottés, chacun de nous aura droit à douze balles. De cette façon, l’égalité sera rétablie.

— Vous êtes ridicule, Le Tac, tranche Bergé. Il est encore temps de déclarer forfait.

— Vous m’avez mal compris, mon capitaine, je voulais essayer d’expliquer que dans le genre d’opération que nous avons l’honneur d’inaugurer, il serait souhaitable d’écarter l’intransigeance systématique de la logique militaire. »

Les cinq Français revêtent leurs larges combinaisons et font jouer les fermetures Éclair en diagonale de l’entrejambe au cou. Ils se coiffent de leurs casques. La veille, Renault les a bricolés ; à l’aide de chatterton le caporal-chef a fixé à l’intérieur et à l’extérieur d’épaisses bandes de caoutchouc mousse.

Le Wellington grisâtre se distingue à peine sur la piste. Il est 21 h 20. Tous les hommes du camp ont été consignés. Précédés par Appleyard, les cinq Français marchent en file indienne vers l’appareil. Un vent frais traverse leurs combinaisons de toile légère. Le silence qui pèse sur l’aérodrome endormi est éprouvant pour les nerfs ; seul Le Tac y semble insensible. Il s’arrête tranquillement pour pisser et rejoint le groupe au pied de l’échelle d’embarquement.

Un technicien les aide à fixer leurs parachutes. Ce sont des Irving à ouverture automatique, une modification du modèle allemand. Les hommes ne sont pas munis de parachutes de secours.

Un sergent de la Royal Air Force, véritable caricature du sous-officier britannique de carrière, flegmatique, impassible et consciencieux, passe les parachutistes en revue.

Il est rassurant dans la sûreté de ses gestes. Lorsqu’après une dernière vérification il déclare : « Ça va aller, les gars, si Dieu et le roi le souhaitent, les pépins vont s’ouvrir tous les cinq », les Français se dérident, l’atmosphère s’allège.

« Si le mien ne s’ouvre pas, je penserai à vous, sergent, plaisante Bergé. Au revoir et merci, j’espère très sincèrement vous rencontrer à nouveau.

— Je vais avec vous, monsieur. Vous êtes sous ma responsabilité tant que vous n’aurez pas sauté. En cas de défection mécanique, je suis chargé de faire un rapport… »

Ils sont assis par terre, les genoux à hauteur du menton. Le décollage a eu lieu à 21 h 31. Si tout va bien ils seront largués avant minuit. Au-dessus de la Manche, le bombardier établit une jonction avec une escadrille qui comprend une quinzaine d’appareils du même type. C’est l’escorte de diversion ; elle a pour mission un bombardement sur Brest durant lequel le Wellington des parachutistes s’échappera du groupe pour mettre le cap sur son objectif. Le Tac s’est allongé à l’écart, il dort paisiblement.

S’adressant à Bergé, Petitlaurent remarque :

« Il n’est pas fait comme moi, ce type ! Dormir dans un moment pareil, ça me dépasse.

— Ni comme moi, approuve Bergé, mais je l’admire foutrement.

— C’est de l’inconscience, mon capitaine, ce n’est pas tellement admirable.

— Je ne pense pas, Petitlaurent, c’est une forme de fatalisme qui me semble très proche du courage pur. »

Le Lac se réveille à la verticale de Brest. La D.C.A. allemande oblige le pilote à secouer brusquement l’appareil qui monte, descend, change de cap. Imperturbable, le sergent anglais arrive, porteur d’un plateau de thé ; il distribue aux parachutistes des boissons bouillantes. Le calme revient après quelques minutes. Bergé consulte sa montre : en principe, on devrait ouvrir la trappe, accrocher les parachutes. Le sergent réapparaît et se penche sur Bergé : « Le pilote vous réclame, monsieur. »

Bergé gagne le poste de pilotage, il pose sa main sur l’épaule du commandant et s’approche pour crier au plus près de son oreille :

« Quelque chose ne tourne pas rond ?

— Nous nous sommes égarés. Le bombardement au-dessus de Brest nous a fait perdre notre cap, il ne m’est plus possible de déterminer votre point de largage avec précision. Je vais appeler Londres pour demander l’autorisation de vous ramener.

— Quelle marge d’erreur prévoyez-vous ?

— À vingt kilomètres près, je ne peux rien garantir.

— N’appelez pas. Larguez-nous pour le mieux. Ce n’est pas la jungle birmane en bas, on se démerdera.

— C’est du bricolage, je n’aime pas ça.

— Ça revient au même, personne ne nous attend, c’est une question de chance.

— C’est bon. D’accord, allez vous préparer. De toute façon, vous n’atterrirez pas très loin de votre objectif. »

Le sergent ouvre la trappe et accroche les sangles. Les cinq Français sont assis en rond, les jambes dans le vide. Une lumière rouge s’est allumée, elle passe au vert à 23 h 41.

Bergé se laisse happer par le vide. Derrière lui, Le Tac, numéro deux, a l’impression de cogner du talon le casque de son chef, tellement il a hâté son mouvement. Les autres ont suivi à la même cadence.

Les premiers parachutistes alliés à sauter en opération viennent d’être largués au-dessus de l’Europe occupée.

 

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